« Je vois énormément et je sens monstrueusement », s’écriait un grand dramaturge roumain du 19e siècle. Pour s’en échapper, il s’est réfugié dans l’ironie en choisissant la comédie. Un siècle plus tard à peu près, Cioran, en souffrant de la même déformation de vue et de sensation, trouve son refuge dans la moquerie et l’auto-ironie, qui semblent surclasser dans son œuvre le pessimisme, la désolation et la mélancolie. Car ce rire-pleurer a été toujours un trait distinctif du Roumain, connu pour son habitude de prendre tout, apparemment, à la légère, de se rire de ses malheurs et, évidemment, de ceux des autres, de se douter de tout, même de sa propre sincérité. Comme dit l’auteur même : « Excédé par tous. Mais j’aime rire. Et je ne peux pas rire seul. »C’est pourquoi les aveux de Cioran sont en premier lieu des anathèmes jetés aux thèmes importants et sérieux pour l’homme. Car l'homme étant un être né sous le signe de l’éphémère, le sérieux ne pourrait que l’écraser. La moquerie est donc sa forme de résistance devant l’abîme qui le fixe incessamment, pour emprunter une image nietzschéenne. « L’ironie, cette impertinence nuancée, légèrement fielleuse, est l’art de savoir s’arrêter. Le moindre approfondissement l’anéantit. Si vous avez tendance à insister, vous courez le risque de sombrer avec elle. » Et encore : « Le dernier poète important de Rome, Juvénal, le dernier écrivain marquant de la Grèce, Lucien, ont travaillé dans l’ironie. Deux littératures qui finirent par elle. Comme tout, littérature ou non, devrait finir. » Dans le fond, qu’est-ce que l’ironie, sinon une désacralisation par familiarisation ? On descend les grands thèmes de leur socle poussiéreux et on les traite sans trop de manières, car à l’orée du périssable on trouve du ridicule même dans le tragique : « N’avoir rien accompli et mourir en surmené. » On croit que l’amour « move il sole e l’altre stelle » ? Pas nécessairement vrai lorsqu’on se rend compte qu’il y comprend une sorte de méchanceté (« Lorsqu’on aime quelqu’un, on souhaite, pour lui être plus attaché, qu’un grand malheur le frappe. ») voire d’impossibilité d’exister (« Aimer son prochain est chose inconcevable. Est-ce qu’on demande à un virus d’aimer un autre virus ? »)Pense-t-on à la mort comme à une chose définitive et désolante ? Elle est plutôt chose commune (« Il faut une immense humilité pour mourir. L’étrange est que tout le monde en fasse preuve. »), quand elle n’est pas vue comme un échec (« On s’accommode tant bien que mal à n’importe quel fiasco, à l’exception de la mort, du fiasco même. »), ou, plus simplement, comme une petite affaire personnelle (« Mourir c’est prouver que l’on connaît son intérêt. »)Serait-il le suicide une reconnaissance de la futilité de la vie comme le proclamait Camus ? Non, plutôt une privation d’amusement : « Se débarrasser de la vie, c’est se priver du bonheur de s’en moquer. »Est-on en quête de l’absolu ? Voici la plus facile méthode de le découvrir : « Pour entrevoir l’essentiel, il ne faut exercer aucun métier. Rester toute la journée allongé, et gémir… »En effet, toutes les grandes questions reçoivent des réponses qui les dégonflent sur-le-champ : « Comment ai-je pu me résigner un seul instant à ce qui n’est pas éternel ? – Pourtant cela m’arrive, en ce moment par exemple. » Le mécanisme de l’ironie est souvent le paradoxe (« Chacun s’agrippe comme il peut à sa mauvaise étoile. ») ou l’oxymoron (« Ce qui est merveilleux, c’est que chaque jour nous apporte une nouvelle raison de disparaître. ») Il s’ensuit que les gens deviennent des créatures bizarres, à être étudiées ou (le plus souvent) rejetées : un mendiant allemand reste toujours Allemand, car « …on n’appartient pas impunément à une nation didactique. Je le regardai quémander : il avait l’air d’avoir suivi des cours de mendicité. » L’explication d’un psychiatre américain qu’il s’est élagué à un séquoia pour le punir qu’il durera plus longtemps que lui le fait s'esclaffer : « …C’est à vous dégoûter à jamais de toute explication profonde. » Un tel « dérangé » le noie dans des banalités parsemées des remarques à la fois crétines et géniales. L’explication ? « Il faut bien que la dislocation du cerveau serve à quelque chose. » Dans ces conditions, pas surprenant qu’il décrète malicieusement: « L’homme va disparaître, c’était jusqu’à présent ma ferme conviction. Entre-temps j’ai changé d’avis : il doit disparaître »L’image que ce beau livre tente d’imposer est celle d’un esprit en train de « frôler la poussière en quête d’un mystère dépourvu du sérieux. »Même les paroles finales cachent l’ironie derrière une fausse humilité : « Après tout, je n’ai pas perdu mon temps, moi aussi je me suis trémoussé, comme tout un chacun, dans cet univers aberrant. »Contredisant les hommes et le Dieu, convoitant sa place dans le nirvâna avec toute l’humanité, sa forme de résistance à l’agression de la vulgarité de l’éphémère semble être surtout le sens du ridicule qui remplace le ton élégiaque avec la réplique sarcastique : « Tout se dégrade depuis toujours. Ce diagnostic une fois bien établi, on peut débiter n’importe quelle outrance, on y est même obligé. »
Sometimes it is possible to learn from an idiot. I read a library copy of Cioran's Anathemas and Admirations annotated by some young soi-disant deep thinker who has taken Philosophy 101 and is ready to take on the world. On the title page, under "Anathemas and Admirations," he has added "and Self-Pity." Throughout the book, his marginalia are critical of E. M. Cioran without the slightest understanding of what he is about, what he has been through, and what is his contribution to Western thinking.Born in Sibiu, Transylvania, of Hungarian- and Romanian-speaking parents, Cioran began by worshiping false gods (much like our phantom annotator/vandal), including Nazism in the Germany of the 1930s and the Fascistic Iron Guard in Romania. In 1937, he moved to France and lived there until his death in 1995. His writings are marked by a deep pessimism that runs directly counter to the manic optimism of much of American thought. In an appreciation of Guido Ceronetti, he wrote, "Of all creatures, the least intolerable are those who hate human beings. Never run away from a misanthrope."I am sure that our library book desecrator was so dismayed by aphorisms such as the following that his acne medication failed him:"Except for music, everything is a lie, even solitude, even ecstasy. Music, in fact, is the one and the other, only better.""In Vedic mythology, anyone raising himself by knowledge upsets the comfort of Heaven. The gods, ever watchful, live in terror of being outclassed. Did the Boss of Genesis behave any differently? Did he not spy on man because he feared him? Because he saw him as a rival? Under these conditions, one understands the great mystics' desire to flee God, His limits and His woes, in order to seek boundlessness in the Godhead.""I had gone far in search of the sun, and the sun, found at last, was hostile to me. And if I were to fling myself off a cliff? While I was making such rather grim speculations, considering these pines, these rocks, these waves, I suddenly felt how bound I was to this lovely, accursed universe."To have seen one's youthful idols crushed by a brutal war followed by a half century of exile, one could expect to be pessimistic, even suicidal. Reading his book, however, I noticed shafts of light breaking through the gloom. Perhaps, being an Eastern European myself, I understand the doom and gloom of my Hungarian forebears who had the misfortune of living smack in the middle of one of the two main invasion paths into Europe (or, conversely, into Russia). Most of the "German" dead at Stalingrad were actually Romanians and Hungarians, who were dragooned into fighting for the Master Race.Among other things, Cioran's book contains one of the best treatments of Jorge Luis Borges and Honoré de Balzac I have ever seen in any book. As I return the library book, I have already ordered copies of two more of Cioran's books. Don't read him if you are prey to depression, and, probably, don't read him until you yourself have been "nicked by the scythe" of the Grim Reaper: Cioran is not for the young. But he is a surprisingly insightful thinker who, unlike many current philosophers, does not hide his gems behind an artificial and unapproachable terminology.
Do You like book Anathemas And Admirations (1998)?
E.M. Cioran writes:Every impulse of renovation, at the very moment when it approaches its goal, when it realizes itself through the State, creeps towards the automatism of the old institutions and assumes the face of tradition. As it defines and confirms itself, it loses energy, and this is also true of ideas: the more formulated and explicit they are, the more their efficacy diminishes. A distinct idea is an idea without a future. Beyond their virtual status, thought and action degrade and annul themselves: one ends up as system, the other as power: two forms of sterility and failure. Though we can endlessly debate the destiny of revolutions, political or otherwise, a single feature is common to them all, a single certainty: the disappointment they generate in all who have believed in them with some fervor.ttttttttt–
—Jacob Wren
Cioran's a bitch. A little bitch. He definitely values being clever-as-all-hell over being right or even consistent. My high school gym teacher back in Iowa probably would have called him a "wiseacre" or some such thing. When smart, continental types publish volumes of essays, we the readers generally get a good idea of who they as people are. Walter Benjamin, Roland Barthes, Susan Sontag... all probably great people to have a beer with. Cioran would probably stub his cigarette out in your sandwich.But he's so clever, and his aphorisms are really enjoyable. Not having read a fair amount of the source material he references, I can't speak for most of his longer pieces, but the aphorisms are witty little lines that are probably great for dropping at parties.
—Andrew
Solitude: so fulfilling that the merest rendezvous is a crucifixion.It doesn't matter that Cioran didn't pursue his own nihilognostic solution, that he occasionally dialed up the bile til it verged upon the ridiculous—I love the way the man used words in pursuit of his wryly bleak slandering of the universe. Whistling whilst scrubbing, indeed.His essays on Beckett, Fitzgerald, Eliade, Borges, Valéry, and—in a most double-barreled release of reactionary vivification—de Maistre show how sharp that mind was, though it raved where the oxygen was bled to the point of vacuum. Four plus one half of a stellar unit rounded down due to the fact that the dark energy and impish bleakness of his gall are not as fresh for me as they once were. I want to write only in an explosive state, in a fever or under great nervous tension, in an atmosphere of settling accounts, where invectives replace blows and slaps. It usually begins this way: a faint trembling that becomes stronger and stronger, as after an insult one has swallowed without responding.Writing is a provocation, a fortunately false view of reality that sets us above what is and what seems to be...to rival God, even to exceed him by the mere virtue of language: such is the feat of the writer, who, having forsaken his natural condition, has given himself up to a splendid vertigo, always dismaying, sometimes odious.Writing is a vice one can weary of. In truth, I write less and less, and I shall doubtless end up no longer writing at all, no longer finding the least charm in this combat with others and myself.When one attacks a subject, however ordinary, one experiences a feeling of plenitude, accompanied by a touch of arrogance. A phenomenon stranger still: that sensation of superiority when one describes a figure one admires. In the middle of a sentence, how easily one believes oneself the center of the world! Writing and worship do not go together: like it or not, to speak of God is to regard Him from on high. Writings is the creature's revenge, and his answer to a botched creation.
—Szplug